Note du voyage de Tijana Zivanovic et Gustavo Marin
en Serbie et Monténégro du 1er au 8 Mai 2000

Il est difficile de décrire l'atmosphère qui règne en Serbie, en particulier à Belgrade, un an après les bombardements de l'OTAN. Le printemps est là, les journées sont ensoleillées, les gens se promènent paisiblement dans les rues et se retrouvent sur les terrasses des rues piétonnes. On peut observer ici et là quelques bâtiments détruits par les bombardements, notamment l'ancien siège du comité central du parti communiste sur lequel on avait monté une antenne de télécommunications.

Mais derrière ce calme apparent, dès que l'on parle avec les Belgradois on constate un sentiment ambivalent.

D'un côté, on sent que cette société est profondément blessée par les années de guerre et par l'autoritarisme du régime corrompu de Slobodan Milosevic. A cela s'ajoute un sentiment d'humiliation profonde provoqué par les bombardements de l'OTAN de mars-avril-mai 1999. Pour le comprendre, il faut pouvoir se mettre dans la peau des Belgradois. Il y a un an, des millions de personnes ont passé trois mois suspendus aux sifflements de sirènes et devaient se cacher constamment des bombes dans des abris qu'ils savaient inutiles.

J'ai ressenti ce profond sentiment d'impuissance dans les yeux du père de Tijana, un médecin gynécologue à la retraite active, lorsqu'il m'accueillit dans sa maison d'un quartier verdoyant à une demi-heure à pied du centre de Belgrade. A un moment donné de notre conversation il m'a dit: "il y a un an nous avons descendu le canapé sur lequel vous êtes assis maintenant dans le garage, avec ce même poste de télévision pour suivre les informations sur les bombardements. Nous passions toute la nuit effrayés par le bruit des avions et les retentissements des bombes. A peine à 500 mètres de notre quartier une bombe est tombée sur un quartier résidentiel comme le nôtre".

Il est difficile d'estimer le nombre de victimes civiles pendant le bombardement. Quelques organisations humanitaires avancent le chiffre de 2.000 personnes. Quelqu'elle soit la justification de l'action de l'OTAN, une population s'est sentie prise en otage entre un régime autoritaire et les puissances occidentales qui lançaient de bombes… sur une ville bombardée déjà plusieurs fois pendant le 20ème siècle.

Ces sentiments d'impuissance et d'humiliation, qui s'expriment dans l'attitude pessimiste de nombreux interlocuteurs face à l'évolution politique, est aggravée par la situation de économique. Le chômage atteint près de 30% de la population active, les salaires de base sont dérisoires (le salaire moyen mensuel est de 100 US dollars), les pensions ne permettent pas d'assurer les fins du mois, Belgrade et d'autres villes de la Serbie souffrent de graves problèmes d'eau et d'assainissement. Le gouvernement a lancé un programme de privatisation lequel, loin d'être perçu comme une solution, est bien compris comme une tentative de renforcement des clans dominants. Tous nos interlocuteurs s'accordent pour qualifier le gouvernement de Milosevic de régime non seulement autoritaire, mais aussi ouvertement corrompu et de plus en plus contrôlé par les réseaux mafieux.

Et pourtant, d'un autre côté, nous avons rencontré des gens qui gardent l'espoir, qui sont désormais sûrs que le gouvernement de Milosevic tombera un jour ou l'autre. Le problème est que personne ne sait quand et comment. Milosevic sait pertinemment que la fin de son régime ne signifierait pas seulement un changement de gouvernement, mais qu'il s'exposerait certainement à être poursuivi en justice. Qui, et sur quoi, parmi les partis de l'opposition elle-même très divisée, sera prêt à négocier avec Milosevic, est une question brûlante en ce moment.

Car la situation est intenable. Il y a moins d'un mois, le 15 avril, une large alliance des partis d'opposition a appelé à une journée de protestation. Le résultat a surpris les organisateurs. Les estimations parlent de plus de 200.000 manifestants à Belgrade, avec un fait significatif en plus: on y respirait le même air que lors des journées de 1996-97 lors de la mobilisation pour la reconnaissance des élections qui constituaient une défaite pour le régime actuel.

A la fin de ce siècle, la situation de la Yougoslavie a profondément changé. La fédération qui rassemblait six républiques il y a dix ans, est maintenant réduite à la Serbie et au Monténégro, qui se pose la question de savoir si rester uni au régime de Belgrade est encore une bonne chose. La séparation de la Slovénie, la Croatie, la Macédoine et la Bosnie-Herzégovine est maintenant accomplie. Le souci majeur de nos interlocuteurs est de donner toutes ses chances à une évolution politique qui soit la plus pacifique (et la plus courte!) possible, pour que le changement de régime renforce une démocratie encore très embryonnaire et pour que les Serbes puissent vivre en paix entre eux et avec leurs voisins…dans une économie qui assure une vie digne à chacun. Les perspectives sont ouvertes, mais rien n'est sûr. Les fins de règne de régimes autoritaires peuvent être parfois longues et, souvent, elles sont pénibles.

Dans ce contexte plein d'espoir et d'incertitudes, nous avons rencontré plusieurs interlocuteurs qui avaient été contactés préalablement par Tijana. Un point mérite une attention particulière : nous avons rencontré non seulement de gens actifs dans les universités, les partis politiques et les ONG, mais également de gens qui apparemment ne font pas partie des institutions ou des organisations militantes, mais qui sont de "simples citoyens", à commencer par les parents et quelques amis de Tijana. Ceci a été très important pour apprécier ce que les gens pensent et sentent, sans se cacher derrière les discours tous faits des partis ou des organisations académiques ou de la société civile. Cela dit, et grâce surtout a la confiance créée par Tijana avec tous nos interlocuteurs, nous avons pu écouter et parler très franchement.

Nous avons rencontré:

Danica Pavlovic: membre avec Tijana d'une ONG très active pendant les manifestations contre la guerre en 1996-97, l'Association Européenne de Jeunes de la Serbie. Force est de constater que cette ONG, constituée surtout par des étudiants, est inactive. Il faut savoir que le départ des étudiants serbes vers l'étranger constitue une véritable hémorragie sociale et scientifique. On compte par milliers les étudiants serbes qui essaient de poursuivre leurs études en Europe de l'Ouest ou en Amérique. Ceux qui restent sur place ont peu d'espoir de trouver un travail et une rémunération correcte. Danica poursuit ses études… en attendant de jours meilleurs, mais elle ne se sent pas capable de continuer à animer son ONG, qui reste en veilleuse comme la plupart des associations d'une société civile fortement affaiblie ces dernières années.

Nous avons également rencontré quelques enseignants de l'Université de Belgrade. Ils sont nombreux à affirmer avec force que la plupart de chercheurs, enseignants, intellectuels ont déjà fait les analyses et préparé les mesures à prendre pour "l'après-Milosevic", mais qu'à l'heure actuelle rien ne peut être entrepris car le gouvernement n'a aucun intérêt à soutenir ces propositions ou bloque toute initiative qui échapperait à son contrôle. Selon nos interlocuteurs, aujourd'hui c'est le marché, et surtout le marché noir, qui commande l'économie et l'administration. L'expérience accumulée par ces universitaires après plusieurs années de recherche ainsi que la connaissance approfondie de plusieurs dossiers économiques qu'ils traitent en font des interlocuteurs précieux pour plusieurs chantiers thématiques de l'Alliance, notamment ceux traitant de la gouvernance locale et mondiale.

Bratislav Mladic et Miroslav Hristodulo, dirigeants de la section "Jeunes" du parti social-démocrate. L'un de nombreux petits partis de l'opposition serbe, comme ils s'auto-définissent. Ils sont conscients que la grande majorité de la jeunesse serbe ne se sent pas motivée par les partis politiques. Ils ont une connaissance très fine de l'histoire ancienne et récente et expliquent avec une grande lucidité les engrenages politiques de la situation dans les Balkans. Mais ils avouent ne pas être prêts pour l'après-Milosevic, le plus important en ce moment étant de gagner d'éventuelles élections. Même si les partis politiques de l'opposition ne font pas preuve d'une grande capacité de gestion de la crise actuelle, quelques secteurs politiques plus actifs et lucides comme ceux que représentent Bratislav et Miroslav peuvent être de partenaires fort intéressants, notamment du Chantier Jeunes de l'Alliance.

Zid (Monténégro) Igor Milosevic, Slobodan Zivkovic, Vania Milosevic et Momo Martinovic de l'association ZID (Association pour la prospérité démocratique) de Podgorica, capitale de Monténégro. Certainement le groupe le plus créatif et dynamique que nous avons rencontré. C'est une association partenaire du réseau Jeunes de l'Helsinki Citizens Assembly, active depuis 1997. Avec très peu de moyens ils éditent une revue largement diffusée dans les villes de Monténégro, animent un réseau de jeunes dans les Balkans, font un travail d'éducation civique remarquable dans les associations de jeunes et de quartiers. La plupart des animateurs, tous des jeunes, travaillent dans l'association à titre bénévole et sont soucieux de garder leur indépendance. Ils constituent un partenaire précieux du Chantier Jeunes de l'Alliance et sont prêts à collaborer avec les initiatives que ce chantier pourra organiser dans la région.

Tous les interlocuteurs que nous avons rencontré sont susceptibles de participer activement à l'Assemblée continentale européenne de l'Alliance de juin 2001 ainsi qu'à l'Assemblée mondiale de décembre 2001. C'est à nous, en particulier aux alliés européens et du Chantier Jeunes, de soutenir les initiatives que Tijana pourra entreprendre et de garder les liens avec les futurs alliés dans cette région des Balkans où l'avenir peut être fécond même s'il est actuellement entravé et plein d'embûches.


© 2000 Alliance pour un Monde Responsable et Solidiaire. Tous droits réservés.

Alliance Logo