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Rapport de voyage en Palestine
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Après Mumbai : quelles avancées méthodologiques ? quels débouchés politiques ?

par Nicolas Haeringer -

’Dalits will make another world possible’. Ce slogan, visible sur une multitude de vêtements ou de banderoles, est emblématique du dernier forum social mondial. Les intouchables y étaient en effet présents en masse. Et avec eux, des mouvements locaux de femmes, des mouvements de personnes déplacées par la politique de construction de grands barrages, de victimes du pompage des nappes phréatiques par une usine coca-cola, de survivants de la catastrophe de Bhopal, des réfugiés bhoutanais, tibétains,... ainsi que 600 pakistanais.

L’élargissement du forum social mondial, que son déménagement de Porto Alegre à Mumbaï entendait favoriser, est donc bel et bien réel. Il donne aux forums sociaux une base culturelle bien plus large qu’auparavant, alors presque exclusivement fréquenté par des européens, des sud-américains, et depuis 2003, des nord-américains. Cet élargissement redéfinira sans doute profondément l’identité des mouvements altermondialistes, leur équilibre ’géopolitique’, s’il se pérennise – et se poursuit, vers l’Afrique et le monde arabe notamment.

Cet élargissement n’est pas seulement culturel. Il a naturellement entraîné un élargissement thématique, quoique partiel. Ce forum a surtout permis l’élargissement social du forum : alors qu’à Porto Alegre, les délégués étaient majoritairement issus de classes moyennes voire supérieures de la société, à Mumbai, la participation était bien plus populaire. Nombre de participants ne parlaient ni anglais ni espagnol. Nombreux étaient également les indiens qui ne parlaient pas l’hindi. La question des langues et des traductions, est, à cet égard, centrale.

La participation populaire est d’ailleurs l’aspect le plus marquant de ce forum : une chose énorme, en perpétuel mouvement, avec des sollicitations permanentes, qu’il s’agisse de manifestation ou de théâtre de rue. Le fait que tout se soit tenu en un seul lieu renforçait le sentiment que l’on assistait à quelque chose de réellement important, que quelque chose d’historique était en train de se passer. Les mouvements d’intouchables ont ainsi pu amorcer l’internationalisation de leur lutte, pour tenter de mettre fin au système de castes de la même manière que l’apartheid a été combattu : en lien avec la société civile internationale. Dans cette perspective, l’un des défis du forum de 2005 sera de parvenir à conserver ces questions à l’ordre du jour, de faire en sorte que le retour à Porto Alegre ne signifie pas que les thématiques apparues à Mumbai passeront à la trappe.

L’élargissement n’est néanmoins pas un acquis – il s’agit bien plus d’un apprentissage. A Mumbai, on avait parfois l’impression d’assister à deux forums simultanés, tenus en un même lieu : un forum local, avec sa participation massive, et un forum international, aux salles plus clairsemées. Il nous faut apprendre à relier ces deux forums, pour qu’élargissement et popularisation ne signifient pas dilution et perte d’intelligibilité. Un des organisateurs indiens préférait considérer qu’il n’y avait qu’un seul forum, s’exprimant en deux langues différentes. Il nous faut inventer des mécanismes de traduction, pour que ceux qui parlent une seule de ces langues puissent comprendre les autres – et parler avec eux, pour que la rue ne soit pas le simple folklore des séminaires.

Ce forum de 2004 était d’ailleurs dans toutes les têtes, et dans de nombreuses réunions. De fait, si le forum a progressé dans sa diversification, on ne peut pas en dire autant en ce qui concerne les contenus. Ce qui s’est dit lors de la plupart des séances plénières ne différaient qu’à la marge de ce qui s’est dit lors de précédents forums. Les salles étaient d’ailleurs très largement vides. A la tribune, les intervenants habituels s’enflammant au fil de discours ultra idéologisés et éculés. Spectacle quelque peu pathétique que de les observer s’époumoner dans d’immenses halls vides aux 9/10èmes. Fin de règne ? Crépuscule des intellectuels ?

Dans les séminaires, le discours n’ont parfois pas plus évolué. Les forums sont, trop largement encore, des événements isolés les uns des autres. Des processus plus durables existent, mais ils sont insuffisamment valorisés, car peu visibles et difficilement intelligibles, en raison même de la foisonnante diversité des forums.

Des forums événements, donc, ainsi que des forums clos. La participation était certes très populaire. Mais à l’extérieur de l’enceinte du forum, les habitants des bidonvilles avoisinant regardaient, dubitatifs, ce qui se passait, ne sachant pas ce qu’était ce forum, ne voyant pas en quoi ils pouvaient être concernés, autrement que par les quelques roupies qu’ils pouvaient mendier. Le forum était largement coupé de la ville dans laquelle il se déroulait. Du reste, Mumbai est l’antithèse du forum : une ville ultra polluée, sans services publiques, à la pauvreté extrême, au mains d’un parti d’extrême droite. Le forum est-il condamné à être une u-topie ? Une cité idéale, où l’on échange sur les problèmes du monde sans pour autant parvenir à intégrer ceux qui sont à l’extérieur ? La fph a organisé une rencontre entre des partenaires chinois et un groupe d’indiens, en amont du forum, pour que leur rencontre ne soit pas improvisée, pour que les ces partenaires puissent mieux saisir la réalité indienne. De telles initiatives pourraient être approfondies. Elles permettent un approfondissement des échanges, elles ne sous-estiment pas la difficulté de l’interculturel.

Les participants, quant à eux, consomment l’espace qui est mis à leur disposition bien plus qu’ils ne le construisent. A cet égard, le réseau Babels, qui prend en charge de manière bénévole l’interprétariat des évènements du forum propose une avancée significative. Une telle démarche permet de lier la manière dont s’organise l’espace-forum et ce qui y est porté.

Il est urgent d’avancer sur les contenus et les méthodes : comment permettre aux participants de valoriser leurs expériences, leurs savoirs, de les relier aux autres ? Comment favoriser l’articulation de savoirs de différents types – populaire, festif, intellectuel, d’expert ?

Dans cette perspective, la constitution d’une mémoire des forums – ou, bien plus, de mémoires des forums – est un enjeu clef. Il nous faut inventer des mécanismes permettant de rendre diversité et intelligibilité compatibles, trouver des moyens de structurer les contenus sans les trahir.

Grâce au réseau Babels, les forums mettent à disposition des participants les moyens de s’exprimer autant que possible dans la langue de leur choix. De la même manière, les forums devraient mettre à disposition des participants des moyens leur permettant de valoriser des connaissances, de les articuler, de les relier.

Derrière la question de la mémoire, on retrouve celle, plus vaste, des débouchés politiques des forums sociaux. Ces débouchés sont pour l’instant principalement formulés par d’autres – par les médias, par les partis politique de tous bords, par les acteurs de la libéralisation. Que des partis de droite, des médias conservateurs ou les organisateurs du forum économique mondial soient contraints de prendre en compte ce qui se dit au forum social mondial prouve bien entendu que l’émergence de la société civile mondiale a modifié les équilibres politiques. Que le forum social mondial ait une influence sur les agendas politiques et économiques nationaux et internationaux est bon signe.

On peut cependant douter qu’il faille se contenter d’une situation dans laquelle la recherche de débouchés politiques n’incomberait qu’à d’autres que celles et ceux qui ont la conviction qu’un autre monde est possible. Davos et les acteurs du néolibéralisme ont, en effet, un énorme pouvoir. Ils parviennent à imposer leurs choix aux gouvernements du monde entier. Ils n’ont par contre aucune légitimité à exercer ce pouvoir. Le forum social mondial, et les mouvements de la société civile, ont, à l’inverse, une légitimité très forte – quoiqu’il ne faille pas l’idéaliser. Mais leur pouvoir lui est inversement proportionnel – puisque le forum peine à construire ses propres débouchés politiques. Dès lors, intégrer certaines des revendications du forum dans leur agenda devient, pour les acteurs du néolibéralisme, un moyen de s’accaparer une partie de la légitimité qu’ils n’ont pas, pour pouvoir maintenir leur pouvoir.

De leur côté, les politiques ont peu de pouvoir – moins que les acteurs du néolibéralisme – mais ont également peu de légitimité – puisqu’ils l’érodent par la corruption ou la manipulation de certains faits à des fins électorales ou militaires. En tentant de trouver des débouchés politiques au forum, ils peuvent espérer des surcroîts de légitimité, et partant de là, pourquoi pas, reconquérir le pouvoir que leur dispute les acteurs économiques mondiaux. Cette situation est d’autant plus problématique qu’il ne s’agit pas seulement de ’faire autre chose’ mais également de ’faire autrement’ – ce que les partis sont incapables de faire. Si le forum ne se préoccupe pas de la manière dont se formulent ses débouchés politiques et ne parvient pas à les dégager de lui-même, il ne fera que renforcer les positions de ceux auxquels il s’oppose.

Des savoir-faire sont donc à développer, d’autres sont à inventer. Telle pourrait être l’une des contributions de l’Alliance aux forums sociaux : travailler, avec d’autres, à l’élaboration de méthodes de travail, en partageant son expérience, en diffusant ses méthodes, en les faisant évoluer, en les enrichissant. Cela pourrait se faire au sein du Conseil international, puisque l’Alliance en est membre, dans les commissions contenus ou méthodologie du Conseil, mais également de manière plus informelle.


URL : www.alliance21.org/2003/article198.html
DATE DE PUBLICATION :5 février 2004